Messages : 17 Date d'inscription : 02/06/2016
| Jeu 9 Juin - 10:07 | | 12 OCTOBRE 1957
« Die Welt ist alles, was der Fall ist. » Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, §1
Le monde est la totalité de ce qui est le cas, écrivait Wittgenstein il y a trente-six ans. Pouvait-on en dire plus en s’engageant si peu ? Les cauchemars du 11 octobre ne me quittent pas. Je me suis accablé du regret de les avoir trouvés réels, jusqu’à ce que le souvenir de Wittgenstein, et du dernier article que j’ai moi-même rédigé pour le Philosophical Compendium, apaise mon sursaut d’angoisse. Les cris d’orfraie que les puritains poussèrent à son seul titre me désolent, mais je me rassure de savoir qu’ils ne suivirent pas l’exemple de mes compères qui le lurent par-delà son intitulé : « Libérez les fous ! » Dans les colonnes de quelque feuille de chou locale, une revue de seconde-main, on écrivit le lendemain de la parution de mon article : « que M. Faustus nous fasse l’honneur de retourner à sa société de biologie, où l’on ne déniera pas les talents qu’un avis non partisan ne saurait lui reconnaître en philosophie. » Dans une ville dont l’un des piliers est une université, et l’autre un asile, il n’est point étonnant que la pensée se mette au service de l’oppression.
La vérité est la suivante : la folie ne s’explique pas que par la pathologie. La folie existe comme possibilité fondamentale de nos existences. Si l’on désigne la folie comme une pathologie pour la stigmatiser comme une déviance vis-à-vis de la normalité, on est dans l’erreur, puisque la normalité est l’inscription, dans l’existence, de la possibilité de la folie. Le sujet est toute sa vie funambule, et certains tombent de ce fil dans des gouffres d’où l’on ne sort pas. La psychiatrie me semble une science bien incapable de rendre compte de ce qu’est la folie ; au mieux peut-elle, avec le secours de la neurologie naissante, rendre compte de lésions cérébrales qui peuvent être à l’origine de déficiences cognitives qui s’apparentent à de la folie. Les psychiatres ont d’ailleurs pour ambition de fournir des explications physiques et physiologiques aux maux de l’esprit. La lobotomie, les électrochocs, qui sont encore d’usage dans nos sociétés policées et, je le crains, dans l’asile d’Arkham, ont prouvé leur inefficacité. On ne les utilise que pour neutraliser des patients que la société juge dangereux parce qu’ils sont inaptes en vertu d’un décret de la majorité ; ces techniques les abêtissent, jusqu’à les rendre dociles, parce qu’incapables de conscience. Ils ne sont plus fous, ils sont végétatifs. Sous couvert de guérison, ce n’est qu’une métamorphose dégradante que l’on entreprend à l’égard des fous ; au lieu de la nymphose de leur conscience, on en provoque l’extinction.
La folie est en effet un état de la conscience différent de celui qui nous est habituel. Les frontières entre ces états de conscience ne sont d’ailleurs pas hermétiques. Considérons que la folie est un état de conscience altérée. La prise de substances psychotropes, une fatigue extrême, une dénutrition ou une déshydratation peuvent provoquer des phénomènes d’altération de la conscience similaires, et de durée variable, aux altérations de conscience que nous considérons comme étant celles des fous. Le psychiatre peut encore expliquer ces causes physiques. Ce qui fait la folie, ce ne sont pas ces phénomènes, mais la croyance en ces phénomènes comme réels. Néanmoins, qu’est-ce qui nous permet de dire que ces phénomènes ne sont pas réels ?
Descartes écrit que l’erreur procède d’un mauvais jugement, soit qu’on soit trop hâtif, soif qu’on évalue au-delà de ses connaissances. Il y a là, à mon sens, une clef à l’énigme de l’altération de la conscience des fous. Il y a deux cas de figure de la folie, dont le premier est purement clinique et est celui dont les psychiatres font aujourd’hui un cas général. Le premier cas, ce sont les personnes dont l’entendement a été réduit, de sorte que leur savoir, qui n’a pas changé, est devenu incompréhensible par leur entendement qui n’est plus assez grand pour le comprendre. Les règles les plus élémentaires de la logique leur échappent. Ils sont comme des vieillards ; séniles, en somme. C’est tout le contraire du second cas, qui peut au premier abord sembler analogue : ce sont les personnes dont les connaissances excèdent l’entendement. Ici encore, on a un savoir que n’arrive pas à saisir un entendement trop petit. Mais leur entendement n’a pas été réduit. Il s’agit du même que celui de n’importe quel quidam. Ils ont les mêmes facultés intellectuelles que tout le monde mais, comme des enfants, ils ont trop de savoir qu’ils ne savent pas encore comprendre. Ce qu’il faut comprendre, c’est que leur savoir dépasse leur entendement. S’ils avaient un entendement à la hauteur de leur savoir, ils ne seraient plus fous, mais ils seraient plus sagaces que tout le genre humain. S’ils sont fous, c’est parce que, n’ayant qu’une compréhension parcellaire de leurs connaissances, ils les comprennent mal, ce qui altère leur conscience d’un réel qu’ils voient comme inadapté du fait du décalage entre leurs connaissances et leur entendement.
Le fou, le vrai fou, le malade, c’est celui qui ne doute pas ; à ce titre-là, il est des asiles emplis d’hommes qui devraient être libres, et des églises pleines de fous qu’on devrait enfermer.
Une question demeure néanmoins : si ma thèse sur la folie est vraie, d’où vient cet excès insaisissable de savoir qui fait péricliter dans la démence ? Des rêves, ce me semble. Ils sont tout autant une expérience vécue que la vie que nous vivons éveillés. Que nous ne soyons pas suzerains de nos actions dans nos rêves n’est pas un argument recevable, car rien n’est moins assuré que notre liberté quand nous ne dormons pas ; que nous soyons dans un monde solitaire où l’on ne communique avec personne d’autre que soi-même n’est pas recevable non plus, car l’autre n’est pas une condition de l’existence. Or, dans les rêves, des expériences inédites, jamais vécues, nous font l’effet du réel. Il se peut que j’aie l’impression de mourir dans un rêve, et que cela me réveille en sursaut. N’est-ce pas la preuve que j’y croyais ? Il me semble que, s’ils ne partageaient rien avec la réalité de la veille, mes rêves de cette nuit furent bien réels. De même qu’un bâton plongé dans l’eau paraît brisé mais ne l’est pas, qu’il est à la fois oblique et droit, mais l’un seulement en image, et l’autre en matière, de même mes rêves me furent aussi réels que si je les avais vraiment vécus… Et dans quel enfer je vécus cette nuit !… * On m’a volé mes figurines. J’ai été m’acheter aujourd’hui une arme à feu, et assez de balles pour que la lumière passe à travers le crâne du prochain qui s’avise de me voler quoi que ce soit. * Je me suis renseigné sur les divers détectives qui pourraient travailler pour moi. Charles Lecoq et Anne Deefor. Le premier est discret et compétent, mais collabore beaucoup avec la police qui entreprend les opérations physiques à sa place ; la seconde est bien moins discrète, mais jeune et dynamique. Je me méfie d’un homme qui entretient des liens trop étroits avec la police car si, dépendant de lui, je dois dépendre d’elle, mon affaire n’aboutira jamais. Leurs compétences ne m’ont pas paru dignes d’éloges ce matin, quand ils sont venus me voir… Alors j’irai voir Anne Deefor demain matin et, si elle ne peut s’empêcher de parler de cette affaire, je m’assurerai néanmoins qu’elle ne cite pas mon nom. |
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